La médiation en Tunisie en 2022
vue par Alain Ducass à partir des travaux de Saïda Chebili et Samira Laouani

Très dynamique, l’Association Tunisienne de Médiation, présidée par la juge-médiatrice Saida Chebili, organise régulièrement des colloques passionnants sur la médiation en Tunisie avec l’aide de la fondation Hanss Seidel. Le dernier en date, tenu à Sousse en octobre  2022, a porté sur « La médiation à travers le monde, partage d’expériences et projections sur la Tunisie » et j’ai eu la chance d’y participer. A cette occasion, j’ai découvert l’excellent livre « La médiation en Tunisie » que Samira Laouani a édité aux éditions Latrach-Tunis, à la suite de ses travaux pour la GIZ.

Voici une synthèse de la partie monographique du livre, établie avec ma culture d’ingénieur-médiateur, en vue de servir de modèle éventuel à des monographies équivalentes dans d’autres pays, permettant la comparaison.

Domaine de médiation Textes législatifs et règlementaires Impact pratique
Cadre général Pas de loi générale sur la médiation.

Aucun texte n’interdit la médiation judiciaire et, a fortiori, la médiation conventionnelle.

Peu de culture de médiation dans le pays en dehors de la médiation coutumière dans les familles et les villages ainsi que de l’Association Tunisienne de Médiation et du Centre de Conciliation et d’arbitrage de Tunis
Droit civil et commercial Le code des obligations et des contrats du 15 décembre 1906 définit la transaction dans son article 1458 comme « un contrat par lequel les parties terminent ou préviennent une contestation »

Les articles 38bis, 45, 86, 87 et 91  du code de procédure civile et commerciale disposent que :

·         le juge cantonal s’efforce de concilier les parties et que le tribunal, s’il le juge nécessaire,

·         Le tribunal peut faire procéder à toutes mesures d’instruction …/… ·   Le juge rapporteur procède à la mise de l’affaire en état …/… En cas de conciliation ou de transaction au cours des opérations d’instruction, le juge rapporteur dresse un rapport détaillé qui doit être signé par les parties ou mentionner qu’elles n’ont pu le faire et renvoie l’affaire au tribunal.

Une expérience pilote menée par la Cour d’Appel de Monastir a prouvé la faisabilité de la procédure de médiation avec la jurisprudence constituée par son arrêt n° 586180 du 3 mai 2021 constatant le succès d’une médiation entre deux voisins mettant fin à cinq années de procédures grâce à un accord.

 

La loi ne prévoit pas de procédure spécifique d’homologation des accords de médiation. De ce fait, ils entrent dans le droit général des contrats et peuvent être enregistrés par un notaire.

Droit administratif Un médiateur administratif nommé par le Président de la République, ainsi que ses services comportant notamment des cellules de médiation, ont été institués et définis par les lois n° 93-51 du 3 mai 1993, n° 2000-16 du 7 février 2000 et n° 2002-21 du 14 février 2002 ainsi que leurs décrets d’application.

 

Droit de l’investissement La loi n° 2016-71 relative à l’investissement prévoit que « Tout différend entre l’Etat tunisien et l’investisseur découlant de …/… la présente loi sera réglé par voie de conciliation à moins qu’une des parties y renonce par écrit. …/… Les parties sont libres de convenir des procédures et des règles régissant la conciliation. »
Droit bancaire La loi n° 2016-48 et le décret n° 2006-1881 instituent le principe de la médiation bancaire et en fixent les modalités Le rapport de la Banque centrale de Tunisie en 2019 montre que la pratique est réelle mais faible avec une dizaine de d4ossiers par mois portant principalement sur le fonctionnement des comptes bancaires
Droit pénal Le code de la protection de l’enfance comporte un chapitre sur la médiation issu de la loi n° 92 du 9/11/1995.

Le code de procédure pénale comporte un chapitre sur la médiation issu de la loi n° 2002-93 du 29 octobre 2002. Son art. 335 bis dispose que « la médiation en matière pénale tend à garantir la réparation des dommages causés à des victimes des faits imputés au prévenu et à raviver le sens de la responsabilité en ce dernier et à préserver son intégration dans la vie sociale. »

Une expérience pilote menée par le Tribunal de 1ère instance de Nabeul à partir de 2015 s’est avérée concluante du fait d’un procureur motivé qui a mené près de 400 médiations entre 20158 et 2018 dont 80 % ont abouti à un accord. La procédure s’est ensuite quasiment éteinte.

Une expérience pilote menée par le Tribunal de 1ère instance de Zaghouan en 2014. Une centaine de médiations ont été pratiquées avec un taux de succès faible

Droit de l’enseignement Par arrêté du 26 mai 2021, le ministre de l’Enseignement supérieur instaure :

·         un centre national de médiation et de gestion des conflits dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique »

·         des « centres de médiation et de gestion des conflits » dans chaque université, avec des attributions très larges incluant notamment des conflits pouvant influencer la cohésion sociale au sein de l’espace universitaire

·         des cellules d’écoute de veille et de médiation dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche

Droit de la famille Il n’existe pas de loi sur la médiation familiale toutefois l’article 32 du statut personnel issu de la loi n° 2010-50 du 1er novembre 2010 prévoit que « le juge de la famille peut, après l’accord des deux époux en conflit, se faire assister par un conciliateur familial désigné parmi les cadres relevant des structures de la promotion sociale, en vue de les réconcilier et de les aider à parvenir à une solution mettant fin à leurs différends dans le but de sauvegarder la cohésion familiale. »
La liste des conciliateurs familiaux est fixée par arrêté ministériel.
Une expérience pilote menée par le tribunal de Sousse 2 en 2018 et 2019 a montré que :

·         L’article 32 du Code du statut personnel n’a pas été mis en application.

·         Les conciliateurs familiaux désignés par arrêté n’ont pas été formés et que leurs charges de travail ne leur laissaient pas le loisir d’intervenir.

 

Pour ce que j’ai pu constater récemment, l’Association tunisienne de médiation, reconnue internationalement pour sa compétence, est un acteur majeur de la médiation en Tunisie tandis que le ministère de la justice semble plus en retrait. Ayant moi-même travaillé 40 ans dans l’administration française, j’attribue cette attitude à  une conception restrictive de l’État régalien qui ne comprend pas, ou qui voit une atteinte à son prétendu monopole, que des médiateurs indépendants tenus au secret professionnel aident les citoyens à apaiser leurs conflits, sans que le ministère de la justice intervienne directement. Pour aller plus loin, j’invite les lecteurs à lire le livre de Samira Laouani beaucoup plus complet et nuancé que mon billet d’humeur et j’invite le ministère à participer à une médiation entre les tenants de la médiation et les opposants.

En tous cas, la culture tunisienne de la médiation est l’une des plus anciennes au monde, puisque déjà au deuxième siècle de notre ère, l’avocat-philosophe Apulée parlait des médiateurs qu’il avait rencontrés aux environs de Carthage il y a 1900 ans. Espérons maintenant que :

  • les Tunisiens recommenceront à faire appel aux médiateurs pour dépasser leurs conflits ;
  • le ministère de la justice reprendra sa juste place, en proposant une loi-cadre au Parlement pour ouvrir la médiation au secteur privé et la sécuriser.

alain.ducass@energeTIC.fr
Catalyseur de changement (consultant, coach, médiateur international)
https://energeTIC.fr/mediation
+336 8546 1982