Puissance de la médiation contre la guerre civile[1]
par Alain Lempereur
Tel est le titre du nouveau livre d’Alain Lempereur[2], un professeur francophone de négociation à Boston (Harvard et Brandeis) qui cite et illustre de nombreux propos d’Erasme, Spinoza, et d’autres auteurs plus récents, comme Jacques Salzer, à propos de la paix et de la médiation.
Il évoque ses 15 années de formation-action en « médiation transformative », en particulier dans la région africaine des Grands Lacs, où il a facilité des « retraites formatives » entre adversaires armés d’hier :
- au Burundi en 2003, après les accords d’Arusha, signés en 2002 sur les cendres de 300 000 morts ;
- en République Démocratique du Congo, après les accords de Sun City de 2003, aussi bien à Kinshasa qu’à l’est, dans les Kivu, dans les régions de Bukavu et de Goma.
Il montre comment il mène ces retraites post-conflits en équipe, avec une préparation minutieuse en amont, comme pour une opération chirurgicale. Avec les participants, il passe plus de la moitié du temps à créer du lien entre les parties, avec de multiples allers-retours entre elle ainsi que des exercices de groupe avant-même de travailler sur le fond, de négocier sur les points-problèmes. Voici quelques émotions et évolutions relatées dans le livre :
- tristesse et suspicion de départ chez ceux qui arrivent désabusés de retrouver leurs adversaires, et qui repartent surpris et heureux d’avoir vécu des moments de coopération inattendue entre eux ;
- surprise venue d’un voisin de table à l’hôtel, qui l’invite « gentiment » à éviter le centre-ville le lendemain, et cela parce qu’il est en train de préparer secrètement un bombardement ;
- prise de conscience d’un « ancien responsable de la sécurité » auprès de qui personne n’a voulu s’asseoir, jusqu’à ce qu’une vielle femme vienne courageusement évoquer en public combien il avait fait souffrir son fils ;
- reconnaissance soudaine par un responsable qui prend solennellement la parole devant ses pairs pour dire qu’il regrettait ce qui s’était passé. Grâce à son cheminement, les participants le réintègrent dans leur humanité commune ;
- intelligence de deux adversaires politiques qui se mettent secrètement d’accord pour s’éviter soigneusement au moment de la passation de pouvoirs, de façon à éviter tout geste d’hostilité ou de sympathie qui pourrait être mal interprété et augmenter la volatilité dans le pays.
L’auteur présente de nombreuses méthodes utilisables par les médiateurs, comme l’évitement des titres en usant des prénoms, le passage au tutoiement, etc., mais aussi divers outils pédagogiques qu’il utilise à l’université, ou entre Israéliens et Palestiniens :
- Un exercice apparemment simple qui avait ébranlé sa conception du monde[3] quand il était étudiant, et qu’il a utilisé abondamment depuis, à l’Ena ou à l’Ecole polytechnique par exemple ;
- l’exercice du bras[4], grâce auquel les participants découvrent qu’il est préférable pour eux de coopérer que de se combattre ;
- l’illusion d’optique[5] où suivant les cas, certaines personnes présentes croient ne reconnaitre qu’une femme jeune ou une femme âgée ;
- le jeu de rôle SIMSOC[6] où les dominants se mettre dans la peau des pauvres et inversement, et où tous expérimentent l’impact de leurs choix dans une société inégalitaire.
Il raconte la manière dont il incarne les principes de la médiation (indépendance, neutralité, multi-partialité), écrivant par exemple à propos de la neutralité « la plupart des parties qui vous demandent un avis sur la substance de leur conflit n’ont en réalité guère envie de l’entendre. »
Restant modeste, il évoque les huit niveaux d’impact de son travail, du plus facile au plus difficile :
- Impact personnel immédiat sur des responsables du pays ;
- Impact personnel durable sur ces responsables ;
- Impact relationnel et transactionnel interne au groupe des participants ;
- Impact relationnel et transactionnel interne aux partis ayant envoyé un représentant ;
- Impact relationnel et transactionnel des participants sur leurs supérieurs hiérarchiques ;
- Impact institutionnel sur telle organisation d’un système (l’armée, la police, etc.) ;
- Impact interinstitutionnel sur plusieurs organisations d’un même système ;
- Impact social.
Quant aux lecteurs, certains, comme moi-même, en seront touchés personnellement, ce qui est sans doute l’un des buts cachés de ce livre passionnant.
[1] note de lecture établie par Alain Ducass https://energetic.fr/mediation/
[2] Editions Descartes & Cie, collection médiation, 130 p., janvier 2021.
[3] Le facilitateur présente une phrase sur une page et demande à chaque participant le nombre d’occurrence d’une lettre. Tout le monde croit avoir raison mais, en réalité, les réponses se répartissent selon une courbe gaussienne.
[4] Les participants sont répartis par groupes de deux, et s’affrontent pendant un temps limité avec le jeu du « bras de fer », avec interdiction de parler et l’objectif de maximiser le nombre de fois où ils gagnent.
[5] http://laliste.net/20-illusions-doptique-spectaculaires/5/