Médiation au Soudan

Le professeur mauritanien Mohamed El Hacen Lebatt, est l’un des médiateurs africains francophones les plus éminents. Il a été mandaté par la Commission de l’Union africaine pour apaiser la crise post révolutionnaire qui s’est déroulée au Soudan en 2019 après que l’armée ait renversé le pouvoir islamique d’Omar el-Bechir.

Dans son livre « Soudan de paix[1] », il évoque la médiation qu’il a tenue au fil de quelques 500 réunions tenues entre son arrivée le 21 avril 2019, dix jours après le coup d’Etat et l’accord historique du 17 août 2019.

Le premier temps de la médiation fut celle de la maturation où le médiateur prit connaissance des forces en présence et s’efforça de leur présenter les trois scénarios possibles, en plaidant activement pour le second :

  • Le scénario de l‘exercice unilatéral du pouvoir où les forces politiques se haïssent, qui conduit immanquablement à la guerre civile comme en Somalie, au Sud-Soudan, Libye voire en République centrafricaine.
  • Le scénario de la concertation et du dialogue, qui conduit au retour de la paix et de la prospérité, comme en Afrique du Sud et au Rwanda ;
  • Un scénario intermédiaire, où un minimum de dialogue permet d’éviter un effondrement du pays comme au Tchad et au Kenya.

Ce temps permis  aux deux forces en présence d’accepter de dialoguer, à savoir le Conseil militaire de transition (CTM)   et Déclaration des forces de la liberté et du changement (DFLC)

Le second temps fut celui de la médiation proprement dite, entre le CMT et le DFLC, d’où émergea l’idée d’un compromis autour d’un conseil de souveraineté composé de 7 militaires, 7 représentants civils de la DFLC[2] et d’un civil désigné d’un commun accord.

Le médiateur envoyé spécial de l’Union africaine, déploya une énergie considérable pour rassembler les acteurs épars autour de ce projet de compromis et pour prévenir les tentatives de médiations parallèles. Il s’efforça de proposer et promettre une transparence aux ambassadeurs des puissances étrangères en échange d’un soutien politique et d’un engagement de non-intervention. La « lutte »la plus difficile provint de l’Ethiopie dont le représentant envisageait une solution différente de celle proposée par le médiateur qui se termina par un arbitrage du Premier ministre éthiopien en faveur d’une médiation bipolaire Union-Africaine / Ethiopie plutôt que deux médiations parallèles.

Une manifestation du 3 juin 2019 réprimée dans le sang bloqua le processus de dialogue  entre CMT et DFLC au point qu’il fut très difficile de réactiver. Le point de bascule fut trouvé au cours d’une réunion entre les différentes factions du DFLC où l’éminent médiateur s’opposa violemment au représentant du parti communiste : Mon cher et respecté Segigh, avez-vous oublié que Lénine lui-même a soutenu que l’opportunisme de gauche était plus dangereux que l’opportunisme de droite. Comment pouvez-vous justifier devant le peuple, les veuves, les orphelins, ceux qui sont en prison et ceux qui sont morts pour la révolution que vous refusez qu’ils dotent le pays d’un gouvernement civil au service du peuple et d’un conseil de souveraineté où ils sont majoritaires ? Que voulez-vous que je vous dise d’une telle attitude ? Elle n’a qu’un nom : la trahison de la révolution.

Le médiateur éclata alors en sanglots et ses larmes coulèrent à flot, plongeant ses interlocuteurs soudanais dans un flot d’émotions qui ne laissa aucun d’eux insensible. L’un vint lui dire « Prof, nous avons compris, sois tranquille, nous sommes avec toi ».

Le dialogue étant rétabli entre le CMT et le DFLC, l’obtention d’un accord final intervint au bout de quelques semaines, le 17 août. Le CMT fut transformé en Conseil de souveraineté et début septembre le Premier ministre annonça un gouvernement de transition composé de 18 membres dont 4 femmes.

En rendant hommage aux pères fondateurs de la médiation africaine : Julius Mwalimu Nyere, Nelson Mandela, et Ketumile Masile, l’éminent professeur-médiateur tire divers enseignements, portant notamment sur les cinq qualités et défauts des médiateurs :   1. humilité/arrogance ; 2. connaissance/ignorance ; 3. impartialité/ partialité-passivité ; 4. Intégrité/discrédit ; 5.patience/précipitation.

Alain Ducass

[1] Mohamed El Hacen Lebatt Soudan, chemin de paix, Editions du Panthéon, Paris 2020, 401 p.

[2] Déclaration des forces de la liberté et du changement