La médiation sociale nécessite une présence durable d’agents locaux de médiation sociale, tandis que les forums ouverts de démocratie profonde sont des événements ponctuels. Tout semble les opposer pourtant, ils me semblent complémentaires, comme nous allons le voir.

Points de repères sur la médiation sociale

En France, des zones à urbaniser en priorité (ZUP) ont été créées dans les années 60 pour constituer des réservoirs de main d’œuvre près des centres industriels. Avec la désindustrialisation, les ZUP sont devenues des réservoirs de chômeurs et d’inactivité, voire des zones de non-droit. L’histoire de la médiation sociale date des années 1990, après les émeutes de Chanteloup les Vignes, lorsque le maire Pierre Cardo et Jean-Marie Petitclerc ont décidé de former et d’employer des jeunes leaders des quartiers en tant qu’agents de prévention urbaine. L’expérience concluante essaima, grandit et entraîna plus ou moins directement l’association Promévil[1], les emplois jeunes et l’institut de formation aux métiers de la ville (IFMV Valdocco)[2].

Aujourd’hui, la médiation sociale est définie comme un processus de création et de réparation du lien social et de règlement des conflits de la vie quotidienne, dans lequel un tiers impartial et indépendant tente, à travers l’organisation d’échanges entre les personnes ou les institutions, de les aider à améliorer une relation ou de régler un conflit qui les oppose.

Selon France médiation [1], c’est une forme innovante d’intervention et de régulation sociale qui vise à favoriser le « mieux vivre ensemble », dans l’esprit de deux textes de référence : la convention européenne des droits de l’homme et la charte de référence de la médiation sociale[3] (Comité interministériel des villes, 2001).

Les nombreux travaux consacrés à la médiation sociale font notamment ressortir que :

  • Les conflits de groupe présentent un niveau de complexité supplémentaire par rapport aux conflits d’objets et aux conflits d’identités ;
  • Un travail en profondeur dans des quartiers difficiles nécessite une présence sur place permanente et constante dans la durée ;
  • Elle implique à la fois connivence avec des médiateurs familiers des quartiers et distance, avec un fort niveau d’insertion dans la société civile ;
  • Elle nécessite des agents locaux de médiation sociale dûment formés.

Dans les banlieues difficiles[4], la médiation sociale est le fait des assistants sociaux, des éducateurs, des gardiens-concierges, et de tant de nouveaux métiers comme les agents de prévention et de médiation. Les médiateurs ont également leur importance mais, s’ils excellent dans les conflits interpersonnels, ils sont souvent peu efficaces pour les conflits de groupe ayant une composante structurelle, pour lesquels les outils classiques de médiation sont mal adaptés.  C’est alors qu’il peut être utile de faire appel à la démocratie profonde.

Les principes de la démocratie profonde

A l’inverse de cette présence durable, les forums ouverts de démocratie profonde sont des événements ponctuels d’une demi-journée en général. Ils reposent sur les travaux d’Arnold Mindell et en particulier de la méthode de Processwork[5] qu’il a développée et expérimentée aux États-Unis et dans de nombreuses parties du monde.

Voici quelques fondamentaux de la démocratie profonde résultants de son expérience[6] :

  • Tout pouvoir, bon ou mauvais, s’il n’est pas reconnu par son détenteur, peut opprimer ou faire mal.
  • La vie est faite de polarités et d’équilibres. Si l’on insiste sur un côté d’une polarité, l’autre aura tendance à se renforcer par réaction.
  • Quelqu’un d’opprimé ne peut pas parler gentiment s’il veut être écouté.
  • Des pratiques qui, directement ou indirectement, interdisent la colère provoquent des conflits. Elles favorisent les gens privilégiés qui habitent des quartiers où l’on peut éviter la lutte sociale.
  • L’une des raisons les plus fréquentes des ruptures de dialogue est la peur de la colère des opprimés de la part du courant dominant.
  • Il ne s’agit pas de condamner les abus de pouvoir mais de rendre le pouvoir visible et transparent.
  • Nous faisons partie intégrante de chaque conflit qui nous entoure.
  • Au lieu de vouloir contrôler le groupe, permettons aux gens de s’ouvrir les uns aux autres et à l’ambiance.
  • La tâche du facilitateur n’est pas d’abolir l’utilisation du rang ou du pouvoir mais de les remarquer et de les rendre visibles et explicites pour tout le groupe.
  • Un des objectifs de la démocratie profonde est de faire émerger des sages qui ont à la fois un pouvoir et une expérience de vie suffisante pour être entendus.

 

La pratique des forums ouverts de démocratie profonde

Les forums ouverts constituent un cadre de choix pour générer la prise de conscience des abus de pouvoir, qui sont omniprésents dans la société (sexisme, racisme, exclusions, positions dominantes, …).

Ils consistent en un rassemblement de personnes les plus variées possible dans une grande salle pendant quelques heures. Le cadre est sécurisé par un cadre assez strict en quatre temps principaux :

  1. Le recensement des éléments de contexte et des situations difficiles que chacun traverse
  2. Le choix d’un sujet consensuel, à savoir celui des sujets recensés qui concerne le plus le groupe ;
  3. Un processus de groupe d’une durée limitée définie à l’avance (30 à 60 mn) animé par un nombre suffisant de facilitateurs formés à la démocratie profonde, proportionnel à la taille du groupe[7] .
  4. Un temps d’ancrage assuré par le partage des apprentissages de chacun.

Pendant le processus de groupe, la violence est contenue par la conjonction de plusieurs facteurs :

  • les responsables du groupe ont jugé au préalable que les participants seront intéressés et capables de vivre le processus sans qu’il dégénère ;
  • la colère est non seulement tolérée mais accueillie, contrairement à la violence physique. Il en va de même pour la tristesse, le dégoût ou la honte qui empêche les gens de parler ;
  • le processus de groupe est couvert par la confidentialité et il a une durée limitée, après quoi, la politesse sociale est de nouveau de mise ;
  • les facilitateurs accueillent tous les points de vue, autorisant chacun à s’exprimer à partir de son propre rôle ou d’un rôle autre qu’il aura voulu incarner.

Au cours du processus, lorsqu’une personne s’exprime, ceux qui sont d’accord avec ses propos se rapprochent d’elles tandis que ceux qui ne sont pas d’accord s’éloignent. Il en résulte des mouvements de groupe que les facilitateurs repèrent et mettent en évidence.

Souvent il arrive qu’une personne reste en retrait, n’osant pas s’exprimer. Un facilitateur s’approche alors d’elle et lui demande ce qui se passe. Si par exemple, elle a honte, elle aura tendance à se taire. Dans ce cas, le facilitateur va l’encourager à parler et, si elle le fait, elle découvrira sans doute qu’elle exprime tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, constatant que d’autres personnes se rapprochent d’elle.

Souvent les responsables de la violence sont absents des forums ouverts. Dans ce cas, un facilitateur ou un membre du groupe va s’efforcer d’incarner ce « rôle fantôme » en exprimant son point de vue. Lors du forum ouvert de La Villeneuve du 22 septembre 2022 à Grenoble, (Cf. image d’en-tête), je me souviens qu’un jeune facilitateur a incarné le rôle d’un dealer, exprimant sa satisfaction d’avoir du pouvoir, de l’argent et de la considération. Plusieurs personnes de la salle l’ont rejoint car il avait une jouissance visible. J’ai quitté mon rôle de facilitateur pour exprimer ma colère face aux dégâts que la drogue causait dans la société. Le processus a alors évolué. A la fin du processus de groupe, lors des échanges en petit groupe une femme du quartier a raconté qu’un jour où elle était découragée elle a dit à sa fille qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle envisageait de dev1enir dealer. Les larmes l’ont ensuite gagnée puis elle nous a partagé la réponse de sa fille : tu sais maman, on a souvent de quoi manger dans le frigo, on est heureux ensembles, pourquoi voudrais-tu changer ?

 

L’apport de la démocratie profonde à la médiation sociale.

L’apport de la démocratie profonde se situe tout d’abord dans sa capacité à éclairer une situation de tension. Même si les participants ont souvent l’impression de réunions chaotiques, ils sont la plupart du temps surpris de la richesse des apprentissages de chacun, lors des échanges qui succèdent au processus en tant que tel. De même qu’un « remue méninge » permet de faire jaillir des idées innovantes, un processus de démocratie profonde permet de révéler les tendances, les émotions et finalement tout ce qui est caché derrière une situation particulière. Enfin, le fait d’avoir valorisé les colères ou les tristesses de chacun et d’avoir partagé des moments de chaos dans un forum ouvert amène rapidement à un sentiment de communauté, qui peut produire des résultats durables.

L’apport est également important dans la formation des agents locaux de médiation sociale parce qu’il va leur permettre d’augmenter leur compréhension des conflits de groupe, avec les notions de rang, de privilège, de rôles, de signaux doubles, de plafonds de verre à l’origine de nombreux conflits. Il va aussi et surtout leur permettre de développer leur expérience en vivant des processus de groupes comme participant et/ou facilitateur. Ils apprendront ainsi à reconnaître grâce au regard des autres, leur part de victime, d’oppresseur voire de criminel et de terroriste en eux, ainsi que leur part de sagesse, leurs rangs et leurs privilèges qu’ils ignorent le plus souvent.

L’apport va enfin être une contribution à la paix dans les quartiers, selon un principe de non localité par lequel toute avancée dans un domaine (en l’occurrence la conscientisation d’un petit groupe) a une influence sur un autre domaine (en l’occurrence le quartier dans son ensemble.)

 Conclusion

En fin de comptes, mon expérience de la démocratie profonde est qu’elle permet un renversement de la pensée où le conflit cesse d’apparaître comme un problème pour devenir une source d’énergie permettant le changement. L’adversaire n’apparaît plus seulement comme un ennemi mais comme un révélateur d’une partie de moi-même que je connais mal et que je n’accepte pas.

En outre la démocratie profonde cherche à nous extraire des seules réalités objective (matérielle) et subjective (les ressentis) pour nous faire prendre du recul en atteignant le niveau plus élevé de l’essence (que penseront nos descendants lointains de ce nous visons aujourd’hui ?). Mindell écrit [8] que la démocratie profonde se retrouve dans toutes les traditions spirituelles et dans les arts martiaux. Elle s’inspire explicitement du Tao qui prétend que Le Yin et le Yang ont besoin l’un de l’autre pour coexister. Les chrétiens peuvent s’y retrouver aussi avec des paroles comme « tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu en pleine lumière, ce que vous aurez dit à l’oreille sera proclamé sur Les toits. (Luc 12p 1, 13) »

Dans un quartier difficile, un climat de démocratie profonde ne peut s’installer en une fois, et les médiateurs sociaux savent bien qu’il faut de la persévérance. Cependant quelques forums ouverts dans un quartier, suivis d’une formation des médiateurs sociaux aux processus de groupe [9] et à la démocratie profonde peuvent apporter un changement profond et durable.

alain.ducass@energeTIC.fr

 

[1] https://www.promevil.org

[2] Jean-Marie Petitclerc, Pratiquer la médiation sociale, Dunod 2002.

[3] https://fancemediation.fr/

[4] Jean-Marc Stébé, La médiation dans les banlieues difficiles, PUF, 2005

[5] https://processwork.info

[6] Arnold Mindell, S’asseoir au cœur du feu, Dunod, 2022.

[7] Deux facilitateurs pour des groupes de 3 à 10 personnes, trois et plus au-delà.

[8] Arnold Mindell, L’art martial du leadership  Dunod, 2022.

[9] Alain Ducass, Intervenir en médiation collective avec le Processwork