La démocratie profonde au service de la médiation environnementale
version provisoire du 7 décembre 2022
La démocratie profonde au service de la médiation environnementale
Le 7 décembre 2022
L’excellent livre de Nicolas Le Méhauté sur « Les médiations environnementales pour construire un monde commun[1] » fait état de difficultés spécifiques à ce type de médiations. Il part de son expérience de garant du dialogue citoyen qu’il a progressivement enrichie des pratiques de médiation au point qu’il peut aujourd’hui comparer les deux types de pratiques et voir leurs différences et leurs complémentarités. En complément du résumé imagé que nous en avons fait dans notre collection Clin d’œil[2] nous souhaitons prolonger la réflexion avec l’apport du Processwork, appelé aussi « Démocratie profonde[3] » complémentaire du « le dialogue territorial » qu’il promeut.
Son analyse révèle en effet « une tension bien réelle entre le dialogue conduit au sein de groupes restreints et la mobilisation de la population ». Il fait « le constat qu’en l’état actuel des pratiques, l’accroissement du nombre de personnes impliquées dans la concertation a souvent pour corollaire une diminution de l’intensité participative au processus. » A l’inverse il évoque le risque d’un « effet club », où « il ne s’agit pas de participation du public mais de la participation des gens influents. » et il conclut en déplorant que la démocratie dans la médiation environnementale soit un chantier qui reste ouvert
Il convient maintenant d’évoquer une seconde difficulté soulevée par l’auteur, à savoir « le rôle des représentants » des parties prenantes et des groupes de pression organisés comme les syndicats ou non-organisés comme les randonneurs.
Il souligne en effet « une différence majeure entre les pratiques de médiation environnementale et la médiation généraliste. Cette dernière repose sur une utopie assumée : celle de sujets égaux qui se rencontrent pour se parler. Cela suppose que le médiateur nomme les médiés par leur nom et non par leur fonction ».
En effet les représentants des parties prenantes, sélectionnés pour élaborer une solution à un problème environnemental conjuguent en fait plusieurs rôles en tant que personne d’une part et de représentant d’un groupe d’autre part. L’auteur adhère à la thèse de la médiatrice Catherine Vourc’h pour qui « il est fondamental que chacun parle en son nom propre. ». Cela n’empêche pas qu’en dehors de la médiation, le représentant vienne consulter le groupe qu’il représente, et, qu’au terme de la médiation les membres de son groupe puissent se prononcer individuellement en faveur ou non de la solution négociée.
Ce présupposé d’un rôle unique pour une personne unique constitue à notre avis une limitation qu’il est possible de dépasser par la démocratie profonde. En effet, Amartya Sen, prix Nobel d’économie, démontre qu’une des sources de la violence dans l’humanité consiste à enfermer une personne dans une seule identité alors qu’elle en a généralement plusieurs : citoyen, travailleur, fils, époux, parent, membre d’une ethnie, d’une classe sociale, etc. Dans le même état d’esprit, Maurice Brasher, fondateur de l’école française de Processwork considère le principe même du vote démocratique classique comme réducteur car, dans la personne humaine, tout n’est pas toujours blanc ou noir et il y a place pour toutes les nuances de gris, voire pour toutes les couleurs. Ainsi face à une alternative représentant deux extrêmes d’une polarité, une personne est en général partagée entre les deux plutôt que de se retrouver tout-à-fait dans un des deux choix.
Sur ce point, la démocratie profonde, élaborée par Arnold Mindell et son groupe de Portland aux Etats Unis[4], dépasse ces deux obstacles en permettant à chacun des participants à un processus de groupe de jouer plusieurs rôles le temps du processus.
Qui plus est, l’ouverture permise par la démocratie profonde permet de franchir un troisième obstacle dans un cadre sécurisé par des facilitateurs dûment formés et suffisamment nombreux. Elle permet en effet à des formes de vie non-humaines de s’exprimer. A partir du moment où la démocratie profonde autorise les participants à incarner plusieurs rôles, elle les autorise aussi à incarner les rôles absents, dits rôles fantômes, d’une nappe phréatique, d’une plante, d’un animal d’une espèce en voie de disparition, voire le rôle de l’élu qui se tient à distance ou de l’étranger qui ne parle pas le français
Nicolas Le Méhauté évoque une possible ouverture du processus de médiation au grand public sans pour autant qu’il soit présent à tous les stades et dans toutes les instances de la médiation. Il indique à ce propos que « La méthode conçoit des modalités de participation du public dans le cadre d’une analyse reliant, d’un côté le degré d’implication des acteurs nécessaires à la prise de décision et, de l’autre, l’intensité participative du dispositif à adopter, pensé dans un continuum allant de la simple information à la négociation. »
C’est dans une telle ouverture que peut, à mon avis, s’infiltrer la démocratie profonde qui s’exprime sous la forme de processus de groupe pouvant réunir plus de cent personnes. Le processus débute généralement d’un temps de collecte des sujets chauds pour les participants présents, puis d’un temps de sélection du sujet qui soulève le plus d’énergie à ce moment-là dans le groupe. Vient alors le temps du Processus de groupe, d’une durée assez courte (30 mn à une heure) où le mouvement a une grande importance. Il est suivi par un temps de réflexion et de partage en petit groupe ou en grand groupe visant à ancrer les apprentissages de chacun des participants et à les partager dans leur diversité sans les commenter.
Ce type de processus en grand groupe, s’apparente à mon avis à la médiation transformative où les facilitateurs-médiateurs adoptent une posture absolument non-directive sans limitation des sujets abordés et où l’émotionnel peut l’emporter sur le rationnel. Ainsi, les processus de groupe ouverts à tous chaque mois dans le cadre de la maison du Processwork et de la démocratie profonde[5] apportent un éclairage puissant à chaque type de conflit, dont les participants sont toujours profondément étonnés.
La troisième partie du livre de Nicolas évoque des pistes d’hybridation des pratiques de concertation et de médiation environnementales, telles que le dialogue citoyen qu’il promeut. Il y soulève une série de questions auxquelles la Démocratie profonde peut apporter des éléments de réponse.
Nicolas signale une forte polarité entre l’approche rationnelle scientifique des experts et l’approche expérientielle et « trans-scientifique » des gens de terrain qui ont acquis un savoir professionnel ou local de grande valeur. Il rappelle que « Dans nos sociétés occidentales, la plupart des personnes adhèrent à l’idée selon laquelle il existe une réalité unique, identique pour tous et objectivable ». En Démocratie profonde, les facilitateurs s’efforcent de tenir compte de trois niveaux de réalité :
- La réalité objective des faits que l’on peut aborder de manière scientifique avec des pratiques largement répandues comme le débat contradictoire avec des raisonnements linéaires à la recherche du meilleur argument et un risque de clivage dans le groupe.
- La réalité subjective de la perception des faits, que l’on peut approcher en recueillant le ressenti de chacun, moyennant une approche non linéaire où chacun peut trouver une forme de reconnaissance ;
- La réalité transcendante que Platon décrivait dans le mythe de la Caverne et qui est très présente dans les sociétés traditionnelles chamanistes et animistes de même que dans les sociétés religieuses européennes ou asiatiques avec le Tao.
Nicolas souligne également l’effet que produisent sur le débat les règles environnementales issues des directives européennes et les règles de concertation imposées par le Code de l’Environnement et la CNDP. D’après lui, ces règles préétablies entraînent souvent des « conflits de cadre » engendrant une opposition systématique ou un désengagement de certains participants qui admettent volontiers que les décideurs ne suivent pas leur avis, mais vivent très mal le fait qu’il ne soit pas pris en considération. La Démocratie profonde s’affranchit des conflits de cadre en laissant au public toute latitude pour l’élargir. En pratique les Processus de groupe prévoient généralement un thème de départ tout en laissant au groupe le soin de choisir lui-même le thème qui va être réellement abordé au cours de la réunion, à partir des sujets que chaque participant ressent comme essentiel au moment du processus.
Nicolas souligne la nécessité de rééquilibrer les rapports de force entre d’une part les acteurs puissants, bien organisés et dotés de moyens importants et d’autre part les acteurs locaux, mal préparés aux débats intellectuels et tiraillés entre la concertation et leurs occupations quotidiennes assurant leur subsistance. La Démocratie profonde y répond par le concept de rang, où elle reconnait celui des élus et des représentants des organisations mais aussi celui, souvent sous-estimé, des mères-courage ou des habitants vivant sur place. Lors d’un processus de groupe au moins un des facilitateurs a toujours pour mission de repérer et soutenir les parties faibles dans le but précis de rééquilibrer les rapports de force.
Nicolas évoque enfin l’importance du tirage au sort pour constituer des mini-publics comme le fait le faisait en son temps la cité d’Athènes et plus récemment l’Italie et la Suisse pour certaines de leurs institutions. En Démocratie profonde, il est parfois fait appel au tirage au sort pour choisir entre deux alternatives prônées par deux camps opposés. Il en résulte le double avantage de gagner du temps et d’être inattaquable sur le plan de l’équité.
Nous avons beaucoup parlé du Processwork et de la démocratie profonde qui sont enseignés et pratiqués en France depuis une dizaine d’années et qui commencent à être vulgarisés avec de trois livres récemment édités par Dunod[6],
Personnellement, j’ai régulièrement l’occasion de l’expérimenter en petit et en grand groupe en coaching, en médiation[7] et dans le dialogue citoyen pour aider un candidat à préparer son programme électoral ou pour libérer le dialogue citoyen dans plusieurs quartiers sensibles de Grenoble ou de Bayonne[8].
Pourtant, j’ai peu l’occasion de l’appliquer dans des médiations environnementales alors que j’ai débuté ma carrière au ministère de l’environnement. Je reste donc curieux de l’expérimenter avec d’autres comme un apport ponctuel original dans le cadre d’une médiation environnementale.
Alain Ducass
Ingénieur général des Mines honoraire
Médiateur assermenté près les Cours d’Appel de Paris et Versailles
https://energeTIC.fr/mediation
Facilitateur certifié en Processwork et démocratie profonde
[1] Editions Eres 2022, collection Trajets,
[2] https://energetic.fr/clin-doeil/
[3] Voir notamment https://www.deepdemocracyintensive.com/
[6] « Introduction à la pratique du Processwork », « S’asseoir au cœur du feu » et « L’art martial du leadership »